Cet article de Jim Giles paru dans Nature le 29 novembre 2006, relate le débat scientifique qui dure depuis une dizaine d’années sur la question de savoir quel est l’impact de la biomasse contenue dans les retenues artificielles d’eau sur l’environnement global ? Des données qui pourraient remettre en question les atouts verts de l’hydroélectricité.
Des chercheurs viennent de découvrir que les barrages libèrent des quantités très importantes de gaz à effet de serre. L’énergie hydraulique n’est donc pas si propre que ça.
Dans les années 1980, environ 2 500 km2 de forêt amazonienne ont été inondés pour alimenter en électricité la ville de Manaus, au Brésil. Le projet avait semblé à l’époque un choix intelligent, s’inscrivant dans la logique du développement durable. On sacrifiait certes une étendue importante de forêt pluviale, mais le Brésil accédait ainsi à une source d’énergie non polluante. Le pays a consenti plusieurs fois à ce type de compromis : plus de 80% de son électricité est produite par des centrales hydrauliques.
Toutefois, il se pourrait que les barrages ne soient pas aussi verts et propres qu’on le pensait. Certaines découvertes récentes fournissent une conclusion dérangeante : l’impact des barrages sur le réchauffement planétaire serait souvent plus important que celui des centrales à combustibles fossiles de puissance équivalente. Si ce fait est avéré, les stratégies énergétiques actuelles, en particulier dans les pays en voie de développement, vont devoir être repensées.
Le problème réside dans la biomasse contenue dans les lacs artificiels. Lorsque les terrains sont inondés, de grandes quantités de matière organique se retrouvent coincées sous les flots. La biomasse est ensuite constamment renouvelée par de nouveaux apports. En zone tropicale, dans l’eau tiède des bassins de retenue, cette matière se décompose en émettant du méthane et du dioxyde de carbone, deux gaz à effet de serre. Le plus préoccupant est le méthane, qui a un impact sur le réchauffement climatique plus de vingt fois supérieur à celui du CO2 sur une période de cent ans.
En ce qui concerne le barrage de Balbina, tous les spécialistes ou presque s’accordent désormais à dire qu’une centrale à combustible fossile aurait émis moins de gaz à effet de serre. Mais, à partir de là, les avis divergent. Dans le premier camp se trouve Philip Fearnside, écologue à l’Institut national de recherche d’Amazonie, à Manaus. Dans le cadre de son travail, qui se fonde principalement sur des calculs théoriques, il s’est intéressé à l’eau qui coule des barrages. Dans la plupart des cas, l’eau relâchée est celle qui se trouve à plusieurs mètres en dessous de la surface, et le liquide subit donc un brusque changement de pression. D’après le chercheur, ce changement provoque une émission de méthane, un peu comme le CO2 s’échappe en sifflant d’une bouteille de boisson gazeuse lorsqu’on l’ouvre. Ses dernières études montrent qu’un barrage type en zone tropicale émettra pendant les dix premières années de son fonctionnement quatre fois plus de dioxyde de carbone qu’une centrale à combustible fossile de puissance équivalente. Dans l’autre camp se trouvent Luiz Pinguelli Rosa et ses collègues de l’université fédérale de Rio de Janeiro, qui accusent Philip Fearnside d’exagérer les quantités de gaz à effet de serre émises par les lacs de retenue. Ils lui reprochent en particulier d’avoir extrapolé à partir de mesures prises au barrage de Petit-Saut, en Guyane française, dans les années qui ont immédiatement suivi sa mise en eau, c’est-à-dire au moment où la quantité de biomasse submergée était la plus importante.
Un renversement pour les pays en voie de développement
Les informations sur les barrages tropicaux étant rares, cette discussion, qui dure déjà depuis dix ans, s’est envenimée sans approcher de la moindre conclusion. Les organisations écologistes mettent en doute l’impartialité du travail de Luiz Pinguelli Rosa, financé en partie par l’industrie hydraulique. Rosa nie catégoriquement que ses recherches soient influencées d’une façon quelconque, et accuse à son tour Fearnside de chercher à montrer qu’il y a un problème avec les barrages.
Un colloque organisé à Paris par l’UNESCO n’a pas mis fin à leur querelle, mais les chercheurs auront au moins pu examiner les dernières données disponibles sur la question, dont les résultats d’une étude sur les émissions de méthane provenant de sites en aval de trois barrages tropicaux réalisée par Frédéric Guérin et ses collègues du Laboratoire d’aérologie de Toulouse, publiée le 14 novembre. Les chercheurs français ont découvert que la quantité de méthane qui s’accumule dans les lacs de retenue est telle que les émissions en aval, rarement prises en compte dans les estimations sur l’impact environnemental d’un barrage, représentent entre un dixième et un tiers de la totalité des gaz émis. Selon une autre étude récente, les seules émissions en aval du barrage de Balbina ont le même potentiel d’effet de serre que 6% de tous les combustibles fossiles consommés par São Paulo, une ville qui compte plus de 11 millions d’habitants. L’impact global des barrages pourrait être important même en faisant abstraction de leurs émissions en aval. Danny Cullenward, expert en politique énergétique à l’université Stanford, a effectué des calculs préliminaires à partir des chiffres donnés par Fearnside.
Il insiste sur le fait qu’un plus grand nombre de données est nécessaire, mais selon ses estimations les barrages libéreraient entre 95 millions et 122 millions de tonnes de méthane par an. Si ses calculs sont bons, toutes les estimations portant sur les émissions mondiales de méthane (qui habituellement n’incluent pas les émissions des barrages) doivent être augmentées de 20%.
Beaucoup sont d’avis que l’on en sait déjà assez pour agir sans plus attendre. Les gigantesques projets de barrages envisagés dans les zones tropicales, comme la centrale hydraulique d’une valeur de 5 milliards de dollars sur le fleuve Congo, en inquiètent plus d’un. Un autre grand sujet de préoccupation est le mécanisme de développement propre [un mécanisme d’investissement inclus dans le protocole de Kyoto], qui permet aux pays développés de financer des projets d’énergie propre dans les pays en voie de développement en échange de crédits d’émissions de gaz à effet de serre. Certains scientifiques et associations de défense de l’environnement souhaitent une révision de cette mesure. Mais, si les informations manquent, les choses ont peu de chances de changer. Conscients de cela, les chercheurs qui se sont rendus au colloque de l’UNESCO ont débattu des priorités à établir et de la meilleure façon de travailler ensemble. Des progrès plus importants seront peut-être réalisés à partir de 2008, si le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat [GIEC, l’organisme international qui fédère les travaux des spécialistes du réchauffement climatique] décide d’élaborer un rapport spécial sur le sujet.
Source : Nature
Auteur de l’article : Jim Giles
Titre original de l’article : « Methane quashes green credentials of hydropower »
Traduction : Courrier International